L’espace de l’image


(…) C’est à partir de la conception sartrienne de l’imaginaire qu’on tentera de préciser l’imaginaire vidéo. Nous avond déjà montré qu’il est déterminé par un espace orienté vers la fluidité. L’œuvre de Koen Theys intitulée Mouvement Académique (2000) est à ce titre exemplaire: elle montre la fluidité toute figurale d’un imaginaire que l’on pourrait dire vidéo. Dans cette monobande, l’artiste utilise des photographies de femmes et d’hommes nus, illustrant un ensemble de poses académiques destinées aux cours de dessin d’après modèle vivant. Par un procédé de superpositions d’images, le morphing, ces corps photographiés se mettent à bouger, se métamorphosant de manière fluide sans montrer le processus de transition entre chaque image. Huit socles de tailles diverses, recouverts d’un drapé azuré, sont placés de manière aléatoire dans l’image. Peu à peu et simultanément, les socles s’étirent, se déforment; des hommes nus et allongés surgissent du drapé bleu et, telle la statue antique, prennent la pose du Gaulois mourant; puis ils se tournent, se déforment pour devenir des odaliques vues de dos qui regardent en profil. Entre féminin et masculin, les corps bougent et laissent de fugitives traces lumineuses dans une matière imageante fluide et paradoxalement visqueuse. Celle-ci fait voir tout à coup des modèles féminins qui se tiennent debout, à la manière de la Vénus dans la peinture du “pompier” Cabanel: puis leurs longues jambes, de plus en plus poilues, fléchissent, leurs corps se déforment, implosent; de jeunes éphèbes surgissent, se préparent au lancer du disque, telle la statue antique du Discobole. Entre peinture idéalisée et sculpture canonique, le beau se bat avec le monstrueux; l’image montre des figures inquiétantes, visqueuses, se magnifiant dans l’espace plastique. Les figures passent de la peinture à la sculpture, de l’immobilité photographique au mouvement, du scintillement à la viscosité, grace au morphing. Mouvement Académique met en question les seuils de la forme et de l’informe dans un espace qui ne répond pas aux lois de l’espace classique homogène fortement organisé, mais à celles d’un imaginaire orienté vers la fluidité où la représentation est en même temps le processus imageant. Aussi la relation entre l’image vidéo et son imaginaire est-elle au cœur de cette œuvre : l’image est analogon montrant des figures qui bougent, qui changent d’aspect dans un flux voluptueux.

Ce qu’il y a de commun entre les huit Vénus de Koen Theys et toutes celles qui nous ont intéressés jusqu’ici, c’est qu’elles participent d’un imaginaire fluide. Sartre dirait que ces figures sont analoga : des irréels qui ne peuvent être perçus esthétiquement que si le réel est oublié. «Préférer l’imaginaire, ce n’est pas seulement préférer une richesse, une beauté, un luxe en image à la médiocrité présente malgré leur caractère irréel. C’est adopter aussi des sentiments et une conduite «imaginaires» à cause de leur caractère imaginaire.» (64) Pour Sartre, choisir l’imaginaire, c’est fuir la forme même du réel et la vie imaginaire serait une fuite, qui ne prendrait vraiment sens qu’au niveau esthétique. C’est précisément sur ce point que la pensée du philosophe aide à préciser l’imaginaire vidéo. Car il y a bien fuite du réel dans l’image vidéo, et cette fuite se conjugue à la fluidité de la matière électronique (65). Ici, l’irréalité sartrienne de l’image questionne autant l’espace de la vidéo que le statut de son image. Ce qui donne à penser que l’espace de l’image vidéo est plus imaginaire que topographique. (…)

(64) : Jean-Paul Sartre L’Imaginaire. Psychologie Phénoménologique de l’imagination (1940). Paris, Gallimard, coll. « Folio/Essais », 1986, p. 282.
(65) : Voir le texte de Florence de Méredieu, « L’implosion dans le champ des couleurs », Communications, n° 48, 1988, p. 247-259.

Sophie-Isabelle Dufour – L’image vidéo/d’Ovide à Bill Viola
Archibooks, Paris 2008

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