La Caisse des dépôts invite Koen Theys,
qui invite la Caisse des dépôts, photographe.


Une trentaine de photographies sont alignées le long des murs de la galerie de la Caisse des dépôts. Une exposition comme une autre, sauf qu'ici, aucune photographie a été faite au titre artistique. Longtemps oubliées dans les archives, elles documentent les acquisitions immobilières de la Caisse des dépôts et consignations depuis les années 60 et ont retrouvé le jour grâce à Koen Theys. Pour son exposition à la galerie, l'artiste a choisi d'inverser les rôles et d'inviter à sa place celui qui, habituellement, invite. Cet automne, la Caisse des dépôts devient photographe le temps d'une exposition.

Toutefois, les photographies accrochèes au mur ressemblent étrangement à celles de Koen Theys. Les immeubles, les parcs, les villes, les routes sont autant d'éléments urbains qu'on retrouve dans son travail depuis quelques années. Utilisant des supports variés, la photographie, la vidéo, le collage, le dessin, Koen Theys détourne le monde de son contexte habituel pour créer un autre quotidien décalé, déformé. Ses pièces anciennes accumulent des fragments photographiques d'architectures différentes en mosaïque vertigineuse. “Grand paysage” 1991, un photomontage dans la collection photographique de la Caisse des dépôts, offre au regard une prolifération anarchique de maisons à perte de vue qui s'étendent comme un virus, entassées les unes sur les autres. En 1998, l'artiste a transformé l'espace de la galerie Xippas en décor imaginaire où arbres, portes, fenêtres et poubelles ont été dupliqués et collés aux murs à des distances fictives tout le long de la galerie. Ces objets de confort et de sécurité moderne, une fois isolés de leur contexte, nous font plonger dans un monde absurde où l'illusion nous sert de repère visuel. De la même façon, la vidéo “Busby Berkeley's Village” reprend ces objets et les transforme par un procédé de morphing qui les rend méconnaissables. Plus récemment, Koen Theys a créé des répliques exactes d'objets dans l'environnement public. Le spectateur voit littéralement double: deux poubelles montent la garde à côté de deux bancs au bord d'une route, deux panneaux signalétiques nous indiquent deux fois la même direction.

En entrant dans l'espace de la galerie 13 Quai Voltaire, nous sommes donc, en quelque sorte, confrontés aux doubles des oeuvres de l'artiste. Deux hôtesses accueillent les visiteurs, une présente de la documentation sur Koen Theys et répond seulement aux questions posées sur le travail de l'artiste, l'autre fait de même sur la Caisse des dépôts. Un jeu de miroir se crée entre les deux lorsqu'elles se renvoient la parole au gré des questions des visiteurs. L'ambiance est étrange, l'identité de l'artiste incertaine. De temps en temps, un détail ludique d'une des photographies nous rappelle le style humoristique de Koen Theys, son sens de l'absurde. Que font ces hommes en cravate si sérieux devant tant de paysages urbains et anodins? Qui les a photographié et pourquoi? Que font ces photos dans les archives de la Caisse des dépôts? Les images intriguent, interpellent et se prêtent à l'invention d'histoires imaginaires entre les personnages qui s'y trouvent. Les silhouettes de deux hommes dans l'ombre d'une passerelle évoquent l'accomplissement d'une transaction mystérieuse. Ailleurs, deux hommes, habillés de longs manteaux noirs, se promènent au bord d'une piscine. Un troisième veille sur leur conversation comme un garde du corps. De telles scènes nous plongent dans un univers digne d'un polar, loin de ce qu'on peut imaginer d'une réalité urbaine ou quotidienne. Cependant, quand les femmes y apparaissent, elles prennent un bain de soleil dans le jardin, elles traversent la rue, raquette de tennis à la main ... leur présence n'est jamais expliquée.

L'ambiance énigmatique et ambiguë qui règne dans ces photographies influence la perception de l'exposition et Introduit un élément de malaise. Le spectateur est pris dans le jeu de l'artiste et cherche à donner un sens aux images. De ce fait, les photographies sélectionnées par Koen Theys nous obligent à entrer dans le regard des photographes et essayer de comprendre leur vision, leurs motivations, leur vie. Le statut de l'œuvre d'art est ici remis en question et perd un peu son équilibre. Un travail à l'origine documentaire, sans but créatif, devient le sujet d'une exposition artistique où l'artiste prête son titre aux employés anonymes de la Caisse des dépôts. Une façon comme une autre de nous mettre en garde, de ne pas prendre les objets artistiques pour du réel. Avec son sens de l'humour habituel, Koen Theys fait un clin d'œil à i'institution qui est son collectionneur.


Anna Hiddleston - cat. “La Caisse des dépôts et consignations, photographe”
Ed. La caisse des dépôts et consignations, Paris - oct 1999

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