Koen et Frank Theys


Koen et Frank Theys (frères jumeaux nés en 1963 à Uccle) habitent et travaillent à Bruxelles. Koen reçut une formation artistique à l’Institut St-Lukas à Bruxelles et à l’Académie des Beaux-Arts de Gand. Frank suivit également une école d’art et obtint une licence en philosophie à l’Université de Bruxelles (VUB).

C’est avec Diana en 1984 que Koen Theys connut sa première renommée internationale: il reçut le premier prix du Video-Art Festival de Locarno, ce qui l’aida à produire entre 1986 et 1989, en collaboration avec son frère, une ambitieuse et originale interprétation du “Ring” de Wagner: Lied van mijn Land (Chant de mes Champs) constitué en deux parties: Het Rijgoud (l’Or du Rhin) et De Walkure (La Walkyrie).

Depuis lors, Koen s’est un peu distancié du monde de la vidéo et se consacre principalement à son travail plastique qu’il expose régulièrement en Belgique et aux Pays-Bas. Il est intéressant d’observer que ses oeuvres plastiques reprennent à leurs manières quelques-uns des thèmes et interrogations qu’il proposait dans les bandes vidéo: entre autres, l’organisation de l’espace de l’oeuvre en corrélation avec celui du public, de la vision/position de celui dans cet espace.

Frank Theys continue à travailler dans le monde de l’audiovisuel et vient de réaliser en collaboration avec Bedrich Eisenhoet, De Ezel van Buridan (l’Ane de Buridan, 1990): un message destiné au Roi des Belges à l’occasion de son anniversaire sur un sujet que sa majesté tient au coeur: la jeunesse et la recherche de son identité dans une société multiculturelle. Par ailleurs les deux frères ont également réalise des installations vidéo. Koen reprit parfois des éléments du Lied van mijn Land: Wereldbol met huisjes (1987), De Drakendoder (1988). Frank réalisa De Burcht (1987) et Oratorium voor 1 videoplayer en 8 monitoren (1989) où la boucle d’une bande vidéo sortait d’un lecteur et défilait autour de lui, maintenue par une série de 8 lutrins devans lesquels un moniteur diffusait l’image et le son de la bande. L’unique image représentait un gros plan d’un choriste chantant le célèbre “You’ll never walk alone”.

Ce qui, au premier abord, caractérise le travail des frères Theys c’est sa fraicheur, sa naïvité déconcertante, son insouciance là où, partout ailleurs, on sent le sérieux, la froideur, l’âge adulte de l’art vidéo. Il y a de la joie dans Lied van mijn Land, dans son excès, ce tourbillon de corps, d’objets et de perspectives; dans cette prodigieuse collision de la musique de Wagner avec les images que les Theys ont inventé. Cette émotion joyeuse submerge le tout, serait même plus forte, plus belle que le message, le sens que l’oeuvre vidéo veut faire passer.

A l’origine du travail de Koen Theys, il y a la fascination pour l’imagerie mythologique. Dans ses premières oeuvres, la présence du mythe est encore rudimentaire, se voulant crue, violante, provocante. Dans Crime 01 (1983) un homme muni d’un masque de chien en plastique s’acharne à décapiter (un geste qui reviendra souvent) le cadavre d’un berger allemand au moyen d’une petite hache émoussé pour ensuite couper les pattes, une à une. L’opération est longue, pénible. L’homme se fatigue. Dans un coin on entraperçoit les restes d’animaux qui aparemment ont subi le même sort. Cette bande vidéo est l’enrégistrement d’une performance. L’action est filmée avec sobriété et sans recherche d’effets sensationnels. Le corps du chien devient un objet difforme, méconnaissable. Une composition en tableau vivant (ou est-ce une nature morte?) fait suite à ce simulacre de sacrifice: un bébé emmailloté gît entre deux têtes de chien coupées, artistiquement disposées à ses côtés.

Sleepless Night (1983) se veut moins “cruel” mais possède néanmoins une ambiance sacrée. L’image est principalement constitué d’une croix en feu – croix qui pourrait tout aussi bien être la croisée d’une fenêtre. En bas, à droite, dans une fenêtre-découpé (électronique celle-là) un homme dans un lit se débat sans parvenir au sommeil. Sur la bande-son on entend le lointain grondement d’un orage accompagné d’aboiements. Ce qui d’emblée frappe ici, c’est l’ambiguïté fondamentale qui accompagne le mythe que Koen theys réalise. Le chien maltraîté est, en fait, déjà mort. La croix qui brûle ne se veut pas une “véritable” croix, elle ne signifie rien. Tous deux sont de simples objets, des formes vides, prêtes à être “travaillées”. Cette ambiguïté de la représentation mythologique deviendra le caractère principal des oeuvres suivantes, l’axe autour duquel tourne la mise en scène. Koen Theys a compris que travailler sur les mythes, c’est travailler sur des formes. C’est un travail de plasticien.

Diana est le premier aboutissement de ce principe. Ici, il met en scène un personnage mythique: Diane, déesse de la chasse et de la fertilité. Sur la bande son, on entend d’obscures incantations, prières adressées à la déesse, soutenues par de longs points d’orgue, le tout ponctué régulièrement par le roulement morbide et quasi militaire d’un tambour. Toutes les images sont ralenties et colorées. On y voit Diane elle-même, en jeune fille nue, munie de son arc et de ses flèches, parcourant divers paysages. En gros-plan nous scrutons longuement les bottes, les armes, les visages de chasseurs qui pourraient être aussi bien des soldats que l’on entraperçoit également de temps en temps. Images de guerre, d’explosions, de feu dans la nuit, les crocs d’un chien furieux, un sanglier que l’on abat, un cerf mort que l’on emporte, une mystérieuse procession de flambeaux dans la nuit d’une forêt… voilà quelques-unes des images de “base” qui sont reprises, retravaillées, coloriées, ralenties, manipulées dans tous les sens. Entre elles apparaissent des “images-symboles”, telles que ce calice tenu entre deux mains, ce sabre en feu, un curieux drapeau noir qui contient l’image de Diane.

L’allégorie de la chasse, du pouvoir de destruction de l’homme, apparaît ici de façon claire, trôp claire peut-être. Mais là n’est pas le propos principale de l’oeuvre. Il ne s’agit pas du mythe lui-même mais des images qui sont “engendrées” autour de lui. Le sujet de l’ancienne mythologie apparaît alors de manière ambigue, son sens comme dilué: les images étant assujetties à un important travail de manipulation, le sens “premier” du mythe s’efface derrière une pure “forme”. Il s’efface mais ne disparait pas complètement. La forme, l’image-objet le tient seulement à disposition: il a besoin du sens pour se nourir. Le sens est pour la forme comme une réserve instantanée de l’histoire. C’est donc dans l’alternance rapide de la forme et du sens que se situe la “signification” du mythe. Fascinant scintillement de vide et de plein. C’est d’avoir montré cette fascination elle-même que se situe l’importance de cette oeuvre.

L’image n’est plus vision, ouverture directe sur le monde, sur le réel ou sur la mythologie. L’image est d’abord une “matière”, un objet, un flux d’énergie visuelle et sonore, un passage d’informations… C’est une forme que l’on doit manipuler afin qu’elle “sorte de ses gonds” et qu’elle devient utilisable. Tout système de communication fonctionne aujourd’hui sur ce principe.

Avec Lied van mijn Land, les frères Theys ont démontré avec éclat ce système de pouvoir (mythologique) de l’image. Cette oeuvre vidéo n’est pas une adaptation du Ring des Nibelungen de wagner. L’opéra est prétexte à une gigantesque mise en forme vidéographique, un infini jeu de corps, d’objets, de paysages, de perspectives… structuré, modelé, architecture à partir du livret et de la musique. C’est une véritable confrontation de l’univers de Wagner avec celui de la télévision. On pourrait presque parler d’un immense clip: Wagner danse, plane… Alors, bien sûr, c’est possible d’y voir une trahision… Mais, encore une fois, il ne s’agit plus de la question fidélité/infidélité de l’adaptation. Peut-être vaut-il mieux reprendre ici le concept de lambiguité essentielle qui existe quand nous sommes en présene des mythes…

Les images que les Theys ont créées ne sont pas scandaleuses (même si elles en ont la forme): elles ne subvertissent pas le sens de l’oeuvre de Wagner, elles le déplacent seulement un peu. L’opéra, sa dramaturgie, ses personnages, ses multiples concepts et thèmes sont nécessaires pour nourrir la mise en forme, pour modeler cette image-matière télévisuelle. A nouveau il y a ce jeu de tourniquet entre “une conscience purement signifiante et une conscience purement imageante” (cfr. Roland Barthes, Mythologies, p. 208) que les Theys ont mis en forme et qu’ils ont rendu visible ici. Précisément, un des thèmes majeurs de l’Or du Rhin est le pouvoir de l’or qui détruit toutes les valeurs, qui corrompt celui des dieux et qui, à juste titre, devient ici le pouvoir de l’image…

Lied van mijn Land propose un déluge d’images-objets: des corps nus et aplatis (les nains), des corps drapés et chauves (les dieux), des corps allongés et perruqués (les géants), des corps décapités (la grande obsession Theysienne), une tour carrée, un socle (= l’épée de Wotan), un sabre, un limpide jet d’eau, une poupée gonflable (= une walkyrie) des avions etc. tourbillonnent dans l’espace vide et glacial de la neige électronique. De nombreuses perspectives en trompe l’oeil viennent s’installer (principallement dans La Walkyrie) : carrelage, tapisserie représentant une scène de chasse, escaliers de nuages, de feu, rangée de colonnes, de barbelés… perspectives s’ouvrant, se réfermant, dépliées à l’infini comme dans un jeu de miroir, apparaissant un instant pour être renvoyées juste après au néant originaire du dispositif électronique.

Tout est en perpétuel mouvement de danse. Nous sommes en face d’un moniteur, théâtre de marionnettes où les personnages, les objets et les perspectives sont “stockés” en mémoire et peuvent être rappelés instantanément. Un ordinateur calcule alors leurs mouvements, leurs déplacements dans l’espace, leurs torsions éventuelles.

La musique contrôle le tout. Les fameux “leitmotivs” wagnériens qui “signifient” les personnages, les situations, les émotions, les ambiances trouvent ici un équivalent visuel. Les trucages vidéo qui accompagnent les personnages et les objets, les atmospères, les concepts eux-mêmes deviennent en soi des “motifs visuels” qui déterminent toute la construction vidéographique.

Encore une fois, il ne s’agit pas de visualiser la musique, mais de créer parallèlement un univers télévisuel qui entretient des correspondances avec cette musique. L’un “accompagne” l’autre, quite parfois à créer des tensions entre eux, à travailler l’un contre l’autre. C’est de cette façon que les Theys n’ont pas hésité à retravailler la musique elle-même: addition de nombreuses ambiances sonores, mixage d’une séquence de Parsifal au début de l’Or du Rhin, modulation de la résonance de la musique selon l’espace visuel dans lequel se trouvent les personnages; plus remarquablement encore, addition de voix qui chantent par-dessus l’enregistrement original utilisé ou qui, dans un moment de silence chantent eux-même la partition de tout l’orchestre! Il y a donc une véritable réciprocité entre la manipulation du flux visuel et le travail sur le son.

Dans l’Or du Rhin l’espace initial est celui de l’image télévisuelle. L’or est représenté par l’image vidéo elle-même et tout l’enjeu qu’elle représente. Alberich par exemple possède un control room avec plusieurs moniteurs, il a le pouvoir de se changer en … cassette vidéo. Rarement une oeuvre vidéo aura si bien démontré son propre dispositif imagier. C’est sa grande réussite que d’avoir créé ce “pays”, territoire des Nibelungen, cette nébulosité originelle de l’espace télévisuel.

Dans La Walkyrie, l’espace est celui d’un infini tunnel, invisible, interstellaire et uniquement déterminé par un point de fuite en bas de l’image – un trou noir – où tout disparaît ou réapparaît. C’est l’espace du “synchrotron”, de l’accélérateur de particules, immense tunnel circulaire, dans lequel, par de puissants champs magnétiques, le noyau d’un atome est pulvérisé en ses plus petites particules afin d’être observées ou pour créer des collisions de deux éléments afin de voir l’énergie qu’ils dégagent. Dans le dispositif télévisuel, les éléments du “vieux” mythe wagnérien subissent une formidable “accélération”, propulsion, collision afin de rendre visible leurs énergies insoupçonnées. A moins que ces “images-particules” ne soient les signes avant-coureurs que le monde lui-même est en train de se désagéger sous les pressions trop fortes du pouvoir et de la passion …

Là où l’Or du Rhin est en quelque sorte une oeuvre sobre, rigoureuse, quelque peu conceptuelle, traitant du pouvoir, La Walkyrie est excessive, émotionelle, lyrique … parce qu’il s’agit d’une grande histoire de passion amoureuse. Peut-être est-il possible de voir que c’est dans l’alternance de ces deux pôles que se situe le travail des frères Theys : celui du pouvoir absolu de la manipulation d’images-objets et du vide qu’il installe; et celui de la passion, aveugle pour ainsi dire, de raconter, de figurer une ultime fois, ces derniers grands mythes.


Konrad Maquestiau – “La Création Vidéo en Belgique”
Ed. Points de répère - 1991

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