L'OR DE L'ART
Une interview de Frank et Koen Theys


Frank et Koen Theys viennent de réaliser La Walkyrie, la deuxième partie de leur adaptation de l'Anneau du Nibelung de Richard Wagner. Cette partie fait suite à L'Or du Rhin et s'insère dans un ensemble intitulé Chant de chez Moi.

L'opéra de Wagner, terminé en 1874, nous raconte le vol de l'or du Rhin, qui symbolise la puissance de la nature et des dieux, par les hommes. Tous les efforts de ceux qui ont subtilisé ou hérité de l'or pour essayer de retrouver son mystère originel seront vains. L'argent, la raison, la science, sont des obstacles définitifs aux retrouvailles des hommes et des dieux. Les frères Theys ont vu dans cette histoire une métaphore du rapport qui existe entre la culture et la télévision: un rapport trop souvent marqué par l'exploitation massive de tous nos patrimoines artistiques. La question est cruciale: la télévision se contentera-t-elle de recycler et d'appauvrir l'art (cinématographique, pictural, dramatique, ... ) qui la précédait ou va-t-elle lui ajouter une dimension encore inconnue?

Eric de Moffarts: Votre approche de L'Anneau du Nibelung de Richard Wagner a-t-elle été fortement conditionnée par la technique vidéo?

Frank Theys: Oui, nous avons filmé la plupart des scènes et des objets sur des fonds noirs ou bleus pour pouvoir jouer, par incrustations, avec les différentes couches de l'image électronique et faire de la télévision elle-même un des centres de l'intrigue. La musique de Wagner nous y a aidés. C'est aussi un agglomérat, un condensé de significations.

Koen Theys: Nous avons construit nos images de la même manière que Wagner a composé sa musique, par vagues successives, par ondes qui se répercutent à l'infini. L'Anneau du Nibelung est un opéra qui fonctionne par leitmotive, par enchevêtrements de thèmes et de personnages. Pour Wagner, un leitmotiv, même s'il revient souvent, n'est pas répétitif. Il affecte et transforme l'ensemble.

E.d.M.: Est·ce que la télévision se prête à l'expression des mythes wagnériens?

KT.: C'est une entreprise un peu folle de vouloir faire renaître ces mythes en télévision, mais c'est aussi ce qui nous a attirés parce que le problème de la dégradation des mythes, tel que l'aborde Wagner, concerne de près la télévision.

FT.: Dans l'opéra, les personnages qui représentent le désir de richesse et qui vont causer la perte des dieux sont Alberich, le nain, et Wotan, le chef des dieux. Alberich vole l'or du Rhin, qui symbolise le mystère divin, aux filles du Rhin. Wotan à son tour le subtilise à Alberich, mais, au lieu de le rendre aux filles du Rhin qui en garantissaient la pureté, il le donne à des géants. Tous ceux qui tenteront par la suite de s'approprier cet or ou ses pouvoirs, Siegmund le fils de Wotan et Siegfried son petit-fils, seront frappés de malédiction et périront. Cette histoire peut être mise en parallèle avec celle de notre civilisation occidentale. La première partie de l'opéra rappelle le moment où l'argent est apparu. Les Grecs ont vulgarisé l'image de leurs dieux. Ils ont reproduit leurs effigies sur leurs pièces de monnaie. Du coup, ces dieux, qui n'étaient accessibles que dans les temples, se sont mis à circuler partout. Il se sont littéralement répandus par ce premier mass-média qu'était l'argent. Quelques dizaines d'années plus tard, naissait la philosophie en réponse à cette disparition des dieux.
La seconde partie du Ring, La Walkyrie, représente le Moyen-Age et les conflits entre Dieu et les hommes: l'homme est il libre ou prédestiné? C'est la question qui hante les discussions de Fricka et Wotan à propos de leur fils, Siegmund.
La troisième partie, Siegfried, correspond à la période moderne: Siegfried, le fils de Siegmund, est le prototype de l'homme qui rêve de fonder un monde nouveau libéré de l'influence des dieux. Mais, dans la dernière partie du Ring, le Crépuscule des Dieux, Siegfried sombre dans la décadence et meurt.

K.T.: Nous avons essayé de traduire cette distance progressive entre le monde des dieux et le monde des hommes dans la forme-même de notre vidéo. Nos acteurs, en fonction de la situation de leur personnage et de l'importance de leur conflit avec les dieux, interprètent différemment la musique. Certains chantent en play-back, d'autres superposent leur voix à la musique, d'autres encore chantonnent sans musique.
A la fin de la deuxième partie, par exemple, quand Brünnhilde, une des valkyries, exprime son espoir de s'unir avec Siegfried pour former un couple idéal, l'image et le son s'unissent aussi d'une façon 'idéale': à ce moment là, l'image est construite exclusivement à partir des impulsions électroniques du son.

E.d.M.: Est·ce que, dans votre vidéo, vous avez tenu compte des instructions que Wagner avait données pour la mise en scène de son opéra?

F.T.: Oui, et d'une manière très stricte. Nous avons bien sûr transposé l'opéra dans un média électronique qui n'existait pas au temps de Wagner, mais ce média est lui-même beaucoup plus influencé par les techniques du son et de l'enregistrement que par celles de la mise en scène. Nos variations visuelles sont donc, du moins nous l'espérons, plus proches des variations musicales que le théâtre ne peut l'être. Vous savez, Wagner lui-même regrettait que le théâtre ne puisse pas restituer totalement le potentiel émotionnel de la musique. Il rêvait de restaurer la tragédie antique, de bâtir un théâtre fabuleux avec une salle qui aurait été une sorte de matrice d'une communication nouvelle et d'une fusion totale par l'art. Cet espoir de retrouver le drame antique et le désespoir de ne pas y arriver, traversent aussi son opéra.

E.d.M.: Il espérait que l'art remplace un jour la religion?

F.T.: Oui, Wagner a très clairement présenté l'art commme une alternative à la chute des dieux. La puissance monumentale de l'opéra devait être telle que l'on rentre complètement dans sa fiction. Il voulait que son oeuvre ne soit pas seulemement esthétique, mais aussi 'éthique'. L'Anneau du Nibelung est, en plus du récit de la mort des dieux, le récit de 'notre' histoire, une histoire qui nous inclut comme une gigantesque fresque absorbe notre regard, qui nous incorpore comme une fiction nous captive.

E.d.M.: Mais cette fiction avoue ses faiblesses. A la fin de l'opéra, Wagner conclut par une vision extrêmement pessimiste de l'homme et de notre civilisation?

KT: Oui. A la fin du Ring, on se rend compte que le matérialisme l'a emporté. L'argent a exaspéré et détruit le sacré. Comme à la télévision, les enjeux commerciaux sont tels que la périférie prend la place du centre. Le public devient l'élément principal. On le mesure, on le sonde: audience, taux d'écoute, cotes de satisfaction ... du coup, l'énergie poétique du centre, de la scène, se volatilise et le spectateur se retrouve face à lui-même. C'est cela aussi la perte de l'or du Rhin.

E.d.M.: Vous pensez que la télévision a définitivement brisé l'espace du spectacle?

K.T.: A la télévision, on peut voir de l'opéra, des films, des programmes d'art, ... C'est un média qui absorbe tous les spectacles. qui montre tout, mais qui n'est rien en lui-même. La télévision parte de la culture, mais ne participe pas à cette culture. Ses choix sont dictés par des raisons économiques.
Ceci dit, dans notre réalisation, nous avons essayé de montrer qu'il était possible de faire une oeuvre originale en exploitant les moyens électroniques. Nous espérons que Chant de chez Moi ne sera pas perçu comme l'illustration d'un opéra, mais bien comme la création ou la recréation d'un monde tout à fait neuf... même s'il est prédestiné.


Eric de Moffarts - ARTEFACTUM
Sep - aout 1989

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