LE SON SE FAIT IMAGE


La vidéographie belge est un paysage très riche et diversifié, mais presque invisible: en-dehors de quelques festivals et du minuscule circuit de représentation, elle est pratiquement inconnue. Bizarrement, l'idée de rendre visible ce paysage joue un rôle important chez les artistes vidéo belges. Dans 'paysage' il y a 'pays', et ce concept de pays ou de territoire est peut-être l'un des plus importants parmi ceux qui sous-tendent la vidéographie. Consciemment ou inconsciemment, tout le monde explore à peu de choses près un territoire 'identique': celui de la vidéographie même. Qu'il s'agisse de la Flandre comme l'a filmée Jan Vromman dans 'AVV-VVK, een scenario', ou du paysage liégeois de 'Entre deux tours' de Rob Rombout (premier prix au festival de Montbéliard 1988), ou encore de Nomala, le pays des images, dans 'L'image' de Danièle et Jacques-Louis Nyst. à chaque fois il s'agit de cette idée de pays, de terrain, de paysage qui doit être exploré et rendu visible, et qu'il faut pouvoir arpenter.

'Lied van mijn land' (Le chant de mon pays) des frères Theys répond à cette même exigence. La mission que les deux créateurs se sont imposée n'est pas la moindre: traduire en images vidéo 'Der Ring des Nibelungen' de Richard Wagner. Après qu'en 1984, Koen Theys ait remporté un prix au festival de Locarno (CH) pour 'Diana', ils ont pu entreprendre leur tâche.

En 1986, ils en ont livré la première partie: 'Het Rijngoud' (L'or du Rhin), un flux d'images constant de 90 minutes, modulé selon les grand thèmes wagnériens. La sélection est géniale et fonctionne à la perfection. L'image ne s'est pas souvent mise à appartenir si littéralement au son. Depuis, les auteurs ont développé et affiné cette expérience dans leur seconde partie: 'Die Walküre' (La Walkyrie). La première mondiale en a eu lieu le 3 mars 1989 à l' American Museum for the Moving Image (New York) ou 'La Walkyrie' a été présentée jusqu'à la fin du mois.

La vidéo et l'opéra. La vidéo et le théâtre. Pour ces deux artistes plasticiens (Koen a notamment fait des études d'art plastique et de cinéma, Frank de philosophie et de cinéma), la théâtralité est l'impulsion principale de leur activité vidéographique. Extrêmement éloigné de tout ce qui ressemble aux 'enregistrements de pièces de théâtre' ou aux 'captations en direct d'opéras', il s'agit ici de la re-création de l'univers visionnaire de Wagner à l'aide d'images électroniques et de sons.

Au cours d'une interview 'en duo' sur leur travail, Koen et Frank Theys se complètent, apportent des nuances aux affirmations de l'autre, et se contredisent de temps en temps.

Articles: 'l'Or du Rhin', qui est basé sur 'les Nibelungen' et 'Parsifal", parait souvent trés théâtral. Quelle est la place qu'occupe le théatre dans votre œuvre?"

Koen:"Je crois que c'est dû à notre façon de filmer. Les acteurs ainsi que les objets ont toujours été enrégistrés frontalement devant un fond noir, afin de pouvoir les insérer par voie électronique (ou ‘key’) dans un autre décor. Les rideaux noirs et l'éclairage donnent une certaine atmosphére théâtrale au plateau. Ceci est visible dans le résultat final."

"Le 'Ring' exprime-t-il votre volonté de filmer un opéra? Ou encore: vous occupez-vous trés consciemment d'opéra ou de vidéo?"

Koen: "Nous travaillons en vidéo de façon très consciente. L'opéra nous offre une trame, une structure à laquelle accrocher le travail. Ce qui m'intéresse en particulier, c'est la relation entre le son et l'image. Nous fabriquons des images, mais ces images sont basées sur le son, sur la musique. La musique de Wagner est notre source d'inspiration, et des images en découlent. C'est ça, l'idée de notre adaptation."

- "La partition est-elle un élément très contraignant?

Koen: "Oui et non. Nous partons d'un concept de base, à l'intérieur duquel va se dérouler l'histoire. La partition est contraignante dans le sens où cette musique ne permet pas de faire n'importe quel montage."

Frank: "La musique nous donne le rythme du montage. Nous sommes libres de déterminer nous-mêmes quelles images nous y rattachons, en fonction bien entendu de la structure de l'histoire. Ensuite, la musique est un repère solide dans notre façon de travailler. Nos images sont construites d'éléments séparés: de fonds, de piéces de décor, d'objets et de personnages. Nous avons utilisé et réutilisé ces différents éléments dans d'autres situations. A travers les répétitions et les comparaisons, nous avons structuré nos images de la même façon que Wagner utilisait ses thèmes comme des leitmotive."

- "Quel est le statut des personnages? Ne sont-ils que des images?"

Koen: "Oui et non; les personnages sont déterminés par leur apparence afin de les reconnaître facilement. Les Dieux sont habillés et ont le crâne rasé. A l'opposé se trouvent les nains qui ne portent pas de vêtements et ont les cheveux longs. Les géants se situent entre les deux; ils sont vétus à moitié et ils ont les cheveux longs. Les Walkyries, qui sont des demi-déesses, portent une petite jupe, mais ont aussi le crâne rasé. Ainsi, toutes les possibilités théâtrales se trouvent combinées."

Frank: "Certains personnages sont plus détachés du décor que d'autres. Les Filles du Rhin sont presque entièrement intégrées dans le décor. Erda aussi fait plutôt partie du décor. Cela varie d'un personnage à l'autre."

- "Vêtements ou pas, cheveux ou non, ce sont des éléments picturaux. Vous faites quand-mème plus que de poser les personnages devant une caméra; cela leur confére tout de même un autre statut?"

Koen: "Une nouvelle fois: oui et non. Les acteurs chantent cette musique en play-back, et ils sentent en même temps comment ils doivent bouger. Pour le reste, nous les filmons en fonction de l'utilisation ultérieure que nous voulons en faire dans l'image. En général, nous les prenons en plan frontal. Pendant le montage, nous utilisons le zoom électronique pour les agrandir ou les réduire, et nous les plaçons là où nous en avons besoin. C'est dit très crûment."

Frank: "En fait, ces personnages sont un peu comme les autres objets, sauf que les acteurs font des mouvements plus compliqués."

Koen: "La seule différence, c'est qu'ils réagissent à la musique alors que les objets ne le font pas, et qu'il faut les manipuler."

- “A côté de l'influence du son sur l'image, n'existe-t-il pas une relation inverse? La musique se trouve-t-elle également modulée, lorsque les images sont là?

Koen: "En effet. Ainsi, dans la Walkyrie, le héros chante à l'unisson de la musique."

Frank: "Comme quelqu'un qui met un disque et qui Chante à l'unisson. A la fin, il y a une femme qui chante tout l'orchestre à elle seule. Elle chante tous les instruments."

Koen: '"Nous l'avons fait parce qu'il y a une différence entre d'une part le concept d'origine auquel était destinée cette musique, et d'autre part le fait que cette musique existe à l'heure actuelle et est transposée en vidéo. En vidéo, on n'a plus la musique de Wagner telle qu'il l'a conçue pour une salle. Wagner a incorporé dans le Ring toute la genèse de cet opéra. Tout cela se passe au niveau du théâtre. Lorsque nous le transposons en vidéo, nous ne pouvons plus parler de la façon dont Wagner parle de lui-même. Si nous voulons en faire une transposition littérale, il faut que nous parlions aussi de notre propre façon de travailler. Il faut alors que nous disions: "nous l'avons utilisé et transposé en vidéo" au lieu de "je l'ai fait ainsi pour le théâtre". Pour cette raison, nous avons dù à certains moments modifier la musique pour nous. Notre production n'est pas l'opéra tel qu'il apparaît au théàtre, mais c'est l'opéra tel que nous l'avons découpé, recourbé et utilisé.”

- "N'avez-vous pas peur que par une telle adaptation, vous passiez à côté de la spécificité de Wagner?"

Koen: "La spécificité de Wagner, c'est d'en faire l'expérience au théâtre et non de le regarder en vidéo. On peut se demander si Wagner en vidéo est possible. Il est évident qu'on le transforme. Il faut sélectionner, interpréter. En définitive, nous sélectionnons en fonction de la problématique son-image. Pour le reste, nous sommes restés trés fidèles à l'histoire. Mais dans la Walkyrie, nous avons poussé beaucoup plus loin dans l'abstraction que dans l'Or du Rhin. Dans la combinaison de l'image et du son, nous avons aussi prolongé cette tendance, et nous sommes arrivés à une image qui est faite par la musique. Je pense que c'est là un pas très important."

Frank: "L’image va fonctionner de façon beaucoup plus indépendante que dans la première partie, où nous montrons surtout des personnages devant un fond qui avait sa propre signification. Cette fois-ci, les personnages et le fond sont beaucoup plus imbriqués les uns dans les autres"

- “Vous appelez continuellement au mythique, aux dieux et héros. Nous connaissons ce monde par le théâtre et le cinéma, mais nous ne nous y attendons pas à la télévision.

Koen: "La télévision est réputée pour être le média démythifiant par excellence. Pour cette raison, je trouve qu'il est fascinant de confronter le mythe et la télévision."

Frank: "La télévision ne peut impliquer le public au même point que le théâtre de Wagner ou le Cinéma. La fiction de la télévision est d'une autre ordre. La télévision est comme un narrateur; elle parle de quelque chose. Ici, elle a plus de possibilités que les autres médias. Ceci est la façon dont nous approchons le Ring."

- "Dans quelle mesure les moyens ou les facilités de production déterminent-ils votre esthétique?

Koen: "Pas du tout. C'est pour cette raison que la réalisation prend bien deux ans. Nous ne faisons pas de concessions au niveau artistique. Il serait donc possible que toutes les parties du Ring ne se réalisent pas. Le grand problème de la troisième partie est que nous voulons d'abord enregistrer le son, avant de commencer la video. La troisième partie sera intégralement chantée. Toutes les parties instrumentales vont être exécutées par des voix humaines. Nous avons besoin de cet enregistrement sonore pour pouvoir filmer. Cela en devient presque subversif. En ce qui concerne le cinéma, presque personne ne s'intéresse au son, tout le monde veut savoir si les images sont bonnes. Ce sera donc encore bien plus difficile d'arriver d'abord à produire ce son."

- “Que pensez-vous des captations classiques d'opéras?"

Koen: "C'est comme la reproduction d'une œuvre d'art dans un livre ou une encyclopédie. Personne ne se prononcera sur les qualités artistiques d'une encyclopédie; elle vous aide seulement à reconstituer l'original. On ne peut critiquer que la qualité technique d'une captation. Nous produisons un opéra pour les caméras et nous ne filmons pas une production théâtrale existante."

Frank: "Les captations d'opéras sont des documentaires. J'aime m'informer de ce qui se passe. Il y a piusieurs tableaux que je n'ai pas encore vus en réalité, mais je sais de quoi ils ont l'air. Je les ai donc vus dans une certaine mesure. C'est ainsi que je me fais une idée de l'histoire de l'art."

Koen: "Mais cela a aussi quelque chose de pusillanime. On dit: de cette façon, nous rendons une partie de la grande culture visible à tout le monde. Avec un peu de mise en scène au salon, en baissant les lumières ... tout le monde pourrait ressentir ce que l'on sent au théâtre. Mais entrer dans un théâtre, sentir le parfum de tous ces gens, sentir la présence de l'orchestre qui se prépare, ... ça non. Je ne veux d'ailleurs pas me placer dans la série des mises en scènes wagnériennes. L'opéra en général ne m'intéresse pas. J'approche l'opéra à partir de l'art plastique.”

"Que représente le theâtre pour vous?·

Koen: "Faire semblant."


Konrad Maquestieau et Koen Van Daele - ARTICLES
hiver 1988

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