WAGNER SUR VIDEO
LIED VAN MIJN LAND


Si dans l'art vidéo, comme le veut Jean-Paul Fargier, il s'agit surtout de “la combinaison du regard et de l'ouïe. (1), les frères Koen et Frank Theys ont interprété cette métaphore quelque peu obscure (“une énigme” dit Fargier) de façon très littérale. Si dans l'art de la vidéo “le regard passe par l'oreille”, pourquoi ne pas prendre tout de suite comme point de départ un médium qui s'adresse par excellence â l'ouïe: la musique. Et quelle musique! Du Wagner en plus. Lied Van Mijn Land est un projet ambitieux visant à adapter pour la vidéo l'opéra-fleuve-de Richard Wagner, sa tétralogie.

Une telle entreprise n'est pourtant pas sans risques. En particulier, pour deux jeunes artistes de la vidéo à leurs débuts qui encourent le reproche de snobisme, de vouloir être moderne à tout prix; reproche qui n'est jamais fort loin. L’opéra est à la mode aujourd'hui. Les millions qui se trouvent apparemment sans problèmes pour la remise à neuf d'anciens opéras (Bruxelles) ou pour l'édification de nouveaux (Paris, Amsterdam) en constituent la preuve. De plus, Wagner par ses obssessions de l'ambivalent et du polyvalent, du mythique et du magique et par une série de combinaisons est excessivement moderne; le mot à la mode étant postmoderne.

Mais surtout, un tel projet n'est pas sans risques parce qu'il est relativement aisé de le retourner contre lui-même. Les réactions passionnées, souvent très contradictoires suscitées par des adaptations cinématographiques ou télévisuelles d'opéras, sont bien connues. Bien que l'opéra fut adapté dès les débuts du cinéma (et plus tard à la télévision), on en est encore à se demander comment il faut le filmer ou l'enregistrer. Il arrive même que l'on soit radicalement opposé à ces adaptations, car l'opéra d'une part, le film, la télévision d'autre part se réfèrent à des conventions totalement différentes. L’opéra, dit-on, est un art théâtral et ce n'est que par le théâtre que l'on peut subir la magie de l'opéra. Le mélange des codes, l'adaptation de l'opéra pour le film, la télévision ou la vidéo, est encore souvent ressenti comme quelque chose d'impur, à moins d'y voir un nouvel atout du modernisme.

Le football rassemble une large communauté au sein du sport, et plus encore à travers ses retransmissions télévisuelles. Ainsi, ce n'est sans doute pas un hasard si Koen Theys nourrit le projet de réaliser une vidéo de football. Certains diront: provoquant, obscène, pervers, parce qu'ils ont supprimé les conventions théâtrales dans leur opéra-vidéo. Wagner lui-méme n'avait-il pas forcer l'opéra par une outrancière mise en scène théâtrale.

Revenons un instant au football. Non que je veuille prétendre que les freres Theys procéderaient de la même-façon que la télévision pour présenter des matchs de football. Pendant un match de football, la télévision fait usage de toute une panoplie de techniques oratoires et autres ayant pour but de donner l'impression au téléspectateur qu'il participe directement, comme sur place, au jeu; La télévision en tant que productrice d'un “effet de présence”, le spectateur comme témoin oculaire.

Les émissions télévisées d'opéras s'y prennent en général de la même façon. Ici aussi, on fait toutes sortes “d'accords” avec le spectateur pour le convaincre qu'il s'agit d'une exécution théâtrale authentique. Cela s'obtient par les explications du présentateur ou par un plan général de la caméra.

La même chose se produit dans plusieurs adaptations cinématographiques d'opéras. Ainsi, dans Die Zauberflote, Bergman souligne en gras qu'il s'agit d'un opéra. En montrant pendant l'ouverture le visage de spectateurs au théâtre, regardant quelque chose avec insistance, ou bien pendant l'interruption des spectateurs qui se désaltèrent au foyer, Bergman crée une réalité théâtrale qui donne l'impression d'être une reconstruction d'une représentation d'opéra. Méme pour des opéras filmés comme Carmen de Rossi ou Don Giovanni de Losey qui préfèrent un environnement plus naturel aux décors stylistiques du théâtre, on n'abandonne jamais entièrement ce dernier.

Rien de tout cela dans Lied Van Mijn Land. On ne trouve plus de vedettes d'opéra à la renommée bien établie, mais des acteurs inconnus dont les corps et surtout les lèvres remuent au rythme d'un disque. Les voix que nous entendons ne sont même plus les voix des corps que nous voyons, mais sont empruntées à d'autres.

Le visuel et l'auditif sont proches mais emiettés. Le corps et la voix se dissocient en deux entités différentes, leur relation devient plus diffuse: suivant les moments, les voix rôdent autour des corps ou maintiennent une apparence de synchronie.

Ici se révèle la souplesse de la voix enregistrée dont dispose le médium vidéo à la différence d'une voix naturelle sur scène. Au théâtre, la voix enregistrée et la voix naturelle ne se “comprennent” plus, et comme le dit Jacques Nichet, l'emploi de la voix enregistrée conduit très souvent à une “fausse soudure” (2).

Mais il ne s'agit pas seulement ici de ces différences de qualités sonores, ou de la question de faire ou ne pas faire appel à des voix enregistrées. Il est tout aussi important de savoir représenter une voix, une musique sous forme d'images. Dans Lied Van Mijn Land, il s'agit de mettre le chant, la musique en image. Ce que les frêres Theys veulent réinventer, reconstituer, c'est cet “effet de présence” sur lequel la plupart des transpositions cinématographiques sont axées.

L’”effet de présence”, dans les arts de représentation est en étroite liaison avec la perception (ou le phantasme) d'un corps auquel s'est attaché une voix. Ainsi Mary Ann Doane a démontré de façon définitive, qu'en ce qui concerne le film, le son et particulièrement la voix occupe une place centrale (3). Dans une analyse tout aussi remarquable concernant l'histoire du son au cinéma, Michel Marie démontre que les progrès du film sonore ne résidaient pas seulement dans l'adjonction d'une dimension acoustique à une dimension visuelle, mais de fixer le son à sa source (4). La voix d'un personnage sur l'écran provient d'un corps, ce qui lui confère une solide présence.

Lied Van Mijn Land renverse radicalement ces relations. Ici, ce n'est plus le corps qui est la source de la voix, mais le son, la musique qui est la source du corps et de l'image visuelle. Et les frères Theys expriment bien cette idée quand ils mentionnent qu'ils ont essayés “d'adapter les images aux constructions musicales de Wagner”.

La musique de Wagner telle qu'elle est enregistrée sur le disque constitue leur point de départ: “nos images ont été réalisées sur base de plusieurs enregistrements de disques”. Lied Van Mijn Land ne semble avoir été fait que pour évoquer l'égalité: vidéo = son. Cette égalité peut sembler énigmatique, mais le point important de cette vidéo réside dans la question de la présentation de quelque chose de visuel qui n'a au fond qu'une existence auditive.

Examinons-en les conséquences au moyen d'un exemple. Lied Van Mijn Land débute par une image brouillée où apparaissent peu à peu des taches jaunes, puis une figure plus identifiable. L’image brouillée n'est-elle pas à l'origine de la vidéo ou de la télévision? Une image comme énergie électrique pure, une image de magma, brumeuse, que l'on ne peut découper en unités significatives (unités que J .-M. Floch appelle “formants” dans les arts plastiques). Un signifiant pur auquel ne peut s'attacher aucun signifié. En fait une non-image diffuse et transitoire, non analysable, la tache aveugle de la vidéo et de la télévision dans laquelle le spectateur se perd (comme Wagner rêvait du théâtre invisible où le spectateur se perd dans la musique). Mais n'est-ce pas justement en cette image, que l'auditif tendant à la visibilité se révèle? Les psychologues de la perception nous montrent l'ouïe et la vue comme deux mondes différents. Nous voyons un monde d'objets, de surfaces, de signes directifs constants: l'horizon, la “voûte” du ciel, l'espace, la distance, la profondeur. L’oreille est concernée par un monde beaucoup plus diffus, avec des éléments transitoires où l'on n'a jamais le sentiment d'entendre des objets, mais plutôt leurs qualités. L’auditif est d'ordre emphatique (6).

Emphatique, voilà sans doute de quoi il s'agit dans Lied Van Mijn Land. Le terme, bien qu'un peu vague, montre l'idée d'une image de la vidéo en tant qu'intensité, énergie ou puissance (7). La Caméra vidéo comme appareil d'espionnage et de contrôle, quand Alberich, ayant acquis une puissance inépuisable, observe sur un ensemble de moniteurs les faits et gestes de ses compagnons Nibelungen devenus ses sujets. Bref la vidéo en tant qu'instrument de surveillance.

Cependant, on présente aussi une image de la vidéo en terme d'opposition: une image de résistance; lorsqu'elle veut, au travers de tout l'appareillage technique, créer un ordre nouveau, plus diffus, d'images de corps et d'événements qui ne sont plus liés à la réalité, c'est-à-dire aux lois optiques, visuelles auxquelles les arts de représentation se soumettent en général. Lied Van Mijn Land évoque des images dans lesquelles les choses et les corps se superposent et se répandent dans tous les sens. Un monde où il n'y a ni gauche ni droite, ni avant ni arrière, où les limites s'effacent et ne sont plus. D'un espace à l'autre il n'y a rien de plus qu'une ligne qui dégringole de gauche à droite de l'écran de télévision.

C'est ce qui arrive lorsque l'auditif veut dominer le visuel; se veut visuel.


(1)Jean-Paul Fargier “Où va la vidéo?” – Cahiers du Cinéma, hors série.
(2)Jacques Nichet “Vox ex Machina” – Hors Cadre n° 3
(3)Mary Ann Doane “The voice in the Cinema : The Articulation of Body in Space” – Yale French Studies n° 60
(4)Michel Marie “La Bouche bée” – Hors Cadre n° 3
(5)Jean-Marie Floch “Kandinsky : sémiotique d’un discours plastique non figuratif” – Communications n° 34
(6)Jacques Aumont “Off-cadre, en lecture étranger” – Hors Cadre n° 3
(7)Michel Chion “La voix au Cinéma” – Cahiers du Cinéma/Editions de l’Etoile 1982


Willem De Greef - DES ARTS
mars 1987

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