Entretien avec Frank et Koen Theys, vidéastes


Wagner était un compositeur allemand à qui nous devons une partie de la musique du film «Apocalypse Now» du fameux réalisateur américain Francis Ford Coppola. On a surtout retenu de lui son goût pour les robes de chambre et pour un roi de Bavière. fils aîné de Maximilien II qui lui fit construire un théâtre où il put présenter ses œuvrettes, autant de plagiats à peine dissimulés des légendes séculaires de la Germanie.

On reparle de lui grâce à l'œuvre vidéographique de deux jeunes auteurs flamands qui ne manquent pas d'audace: Koen et Frank Theys, des jumeaux dont l'hilarité constante ne dissimule pas une grande rigueur et un grand sérieux dans le travail.
Imitons-les.
Amoureux de l'œuvre de Wagner, les frères Theys (tout comme le maître lui-même modifia dans un esprit d'une modernité géniale l'opéra traditionnel) réinterprètent «L'Anneau des Nibelungen» en utilisant l'image électronique et lui rendent hommage dans une bande d'une virtuosité étourdissante, donnant de la culture de masse, et particulièrement de la télévision, de sa toute puissance, une vision critique et féroce.
Ils évoquent pour Cartes sur Câbles les grandes lignes de leur travail dans un entretien en stéréo.

D'où vous est venue cette idée de fou de faire une vidéo - de très longue durée - à partir de la tétralogie de Wagner: «L 'anneau des Nibelungen» ?

Koen Theys: Ça remonte à trois ans, nous voulions faire un court métrage en 16 mm, basé sur une tour érigée en pleine campagne près de Halle.

Frank Theys: Oui, une tour bâtie par un fou au dix-huitième siècle. C'est vraiment une tour élémentaire, comme on la dessine, avec trois créneaux.

Le fou, il habitait dedans?

F.T.: Non, il voulait juste avoir une tour, ha ... ha ... ha.

K.T.: On a fait quelques images avec cette tour, et ces images qui sont dans la première partie de "Lied van mijn land», vont revenir comme un fil rouge dans les quatre parties de la video.

Cette tour n'a rien à voir avec l'opéra de Wagner?

F. & K.: Non! (rires).

F.T.: Enfin, nous changions le scénario en cours de tournage, et petit à petit, nous avons vu des ressemblances avec la saga des Nibelungen.

Quel était le scénario?

K. T.: Il y avait des types qui montaient sur la tour et qui sautaient, et en bas, d'autres types les ramassaient, en gros ... (rires). Il y avait une ressemblance avec la manière dont Wagner composait sa musique aussi.
On avait commencé à filmer des gens avec des keys, et on les replaçait sur d'autres décors, et finalement, on en est venu à Wagner.
Nous voulions interpréter cet opéra; on s'est demandé comment le faire et on a décidé de partir de l'anneau (des Nibelungen) pour cette interprétation. Et on a réécrit tout le scénario à partir de cela.

F.T.: A ce moment-là, on a eu la possibilité de travailler dans un studio vidéo, «Continental vidéo», et puis à Courtrai.

Vous avez une formation cinéma ou vidéo?

F.T.: Non, moi j'ai fait des études de philosophie, en fait, c'est la première vidéo qu'on fait ensemble.

K.T.: Moi je viens de la sculpture, et maintenant, je fais des études de vidéo à St-Luc. En ‘80, j'ai fait ma première vidéo, puis j'ai fait des performances et j'ai filmé ces performances, pour petit à petit faire vraimenl de la vidéo. Ensuite, j'ai tourné «Diana», une bande qui a eu assez bien de succès, et c'est avec ça, que j'ai pu trouver le matériel pour cette bande-ci.

Vous avez commencé sans argent, uniquement avec du matériel?

F.T.: Oui, c'était ça qui était un peu fou, parce que rien que pour trouver ce matériel, c'était un boulot incroyable.

Vous aviez une seule caméra?

K.T.: Oui, une ‘Sony 1800’, de St-Luc.

Revenons à vos images 16 mm. Vous avez donc décidé d'interpréter l'opéra de Wagner, mais en vidéo, pourquoi?

K.T.: Parce que les possibilités de la vidéo étaient plus intéressantes pour élargir l'idée.

F.T.: Et puis aussi, le 16 mm coûtait trop cher, ha ... ha ... ha ..

Vous disiez tout à l'heure, que vous vous êtes posé le problème de l'interprétation des Nibelungen, expliquez nous cela précisément.

F.T.: Et bien, on s'est mis à étudier Wagner à fond, les idées de Nietzsche là-dessus, les polémiques, tout ça ... Mais, ce n'est pas seulement Wagner qui nous intéressait, mais aussi le thème de l'anneau, à partir duquel nous pouvions dire des choses sur la culture.

Il faudrait peut-etre rappeler le thème de «L'anneau des Nibelungen» et les interprétations auxquelles il a donné lieu.

F.T.: Les interprétations des Nibelungen, c'est très compliqué ... Il y en a beaucoup. Il y a des interprétations freudiennes, il y en a d'autres: Bernard Shaw, a fait une interprétation rapprochant les Nibelungen et «Das Kapital» de Marx. D'après lui, Alberich étant un capitaliste détenant l'or, qui oblige les Nibelungen a travailler pour lui, et les dieux auxquels il s'oppose, symbolisent les valeurs spirituelles, morales. La seule valeur pour Alberich, c'est l'argent et le pouvoir qu'il donne.

K.T.: Ce qui a d'important dans l'histoire des Nibelungen, c'est qu'il y a deux mondes diamétralement opposés: les dieux et les Nibelungen: Wotan et Alberich. Les deux chefs. Mais ils représentent une seule personne, avec des valeurs opposées. D'ailleurs, tous les personnages de Wagner, c'est évidemment un peu Wagner lui-même, ils représentent presque toujours des facettes de sa personnalité. Notre souci était donc, d'interpréter ça, en ayant un discours sur la culture. La culture comme elle existait et la culture de masse. Alberich représente le pouvoir de la télévision, des médias, plus précisément.

F.T.: On a interprété l'or et l'anneau comme la télévision, le pouvoir des médias.

K.T.: Avec la télévision, les valeurs disparaissent. On a donc changé l'anneau en télévision.

Vous jouez dans votre vidéo. respectivement le raie d'Alberich et de Wotan. Alberich est représenté nu avec de longs cheveux bouclés, et Wotan est chauve et drapé dans une sorte de toge. C'est toi Koen, qui joue Alberich, tu ...

K.T.: Non, Alberich .. c'est Frank

F.T.: Et lui, c'est Wotan, ha ... ha ... ha ...

K.T.: Et puis on joue les deux géants aussi.

Les Nibelungen travaillent pour Alberich, que font·ils ?

K.T.: Ils construisent des images, une usine à image, comme la télévision, c'est une métaphore.

F.T.: Oui, et on voit que c'est la quantité d'images qui intéresse Alberich avant tout.

Et les petites filles blondes toutes nues. qui volent dans le ciel. c'est quoi?

F.T.: Ha … ha ...

K.T.: Ha … ha … oui ça c'est autre chose.

F.T.: Non, l'opéra commence avec les filles du Rhin ... , au début la musique symbolise la création, le commencement de l'univers. Musicalement, l'opéra commence sur un ton, et d'autres tons se mettent en place pour s'organiser en mélodie, et ça c'est le thème de la nature, puis cela devient plus vivant, et nous avons le thème des filles du Rhin. Elles représentent l'apparition de la première forme de vie. Puis Alberich apparait comme le premier individu, la première vie consciente. Les filles du Rhin sont des sirènes qui ont le même rôle que dans l'Odyssée avec Ulysse. Elles représentent la nature. Elles essayent d'attirer Alberich, qui, comme Ulysse, est un homme conscient, et en raison de cette conscience, il prend ses distances avec la nature.

K.T.: C'est avec cette conscience qu'Ulysse résiste à l'appel des sirènes. Avec Alberich, c'est différent, il essaye de les attraper, mais à un moment, les filles ne veulent plus. Alors Alberich s'empare de l'or du Rhin. Pour nous, la télévision, c'est la conscience, c'est le pouvoir de faire une image du monde, mais cette conscience a un côté sombre, celui d'une conscience agressive qui prend le pouvoir contre la nature. Alberich s'emparant de l'or pour construire un système (l'anneau, la télévision) rejette l'amour. Et l'amour pour Wagner, c'est l'harmonie avec la nature.

Et les Nibelungen, que représentent-ils pour vous?

K.T.: Ce sont les masses, mais les masses construisant leur culture. Comme dit Baudrillard: «La culture de masse construit aussi la masse».

Vous êtes cultivés, les gars ... (rires)

K.T.: Notre interprétation veut montrer que la culture de masse, la télévision, privilégie la quantité sur la qualité. Chez les Nibelungen, c'est la quantité qui compte. Les gens de la télévision ne connaissent pas leur public, ils connaissent un public possible. Les Nibelungen sont à la fois le public et aussi les travailleurs d'Alberich, c'est-à-dire les techniciens, par exemple, ceux qui construisent le pouvoir, mais ne l'exercent pas.

Comment travaillez-vous? En dehors de vous deux, vous employez des acteurs professionnels?

K.T.: Ce sont des amis généralement.

F.T. Mais à partir de maintenant, nous allons, pour les autres parties, utiliser seulement des acteurs professionnels.

Ah oui, pourquoi?

K.T.: Parce qu'un vrai acteur, il est là à 9 heures quand on commence à 9 heures.

F.T.: Ouais, et puis c'est quelqu'un qui écoute ce qu'on dit, et puis qui le fait, tandis que les autres, ils écoutent, mais le temps qu'ils comprennent, tu peux aller boire un café (rires), mais ce n'est pas important tout cela.

Vous passez la musique pendant le tournage?

K.T.: Oui, on donne une cassette aux acteurs, un montage avec les personnages auxquels ils s'adressent. Et puis on leur fait des dessins pour leur montrer ce qui se passera dans l'image, parce que tout est filmé sur un fond noir, et puis avec les effets spéciaux, l'acteur ne sait pas forcément à qui il parle. On ne filme pas nécessairement en même temps les personnes qui se parlent. Ils doivent aussi étudier la musique pour pouvoir chanter en play-back.

Vous avez un studio?

K.T.: Bah, on a besoin de trois fois rien, une caméra, un fond noir et beaucoup de lumière.

Une fois votre projet terminé, il fera combien d'heures?

K.T.: Huit heures à peu près.

Reccord battu!

K.T.: Oui, mais chaque partie est un tout, et peut être vu séparément. En fait, on utilise cinq opéras de Wagner, les quatre de «L'Anneau» et «Parcifal», où le thème de l'anneau revient. Pour ce que nous voulions dire, nous avions besoin aussi de l'histoire et de la célèbre ouverture de Parcifal. Ce qui nous intéresse, c'est de travailler avec l'image vidéo, comme Wagner travaillait avec la musique ...

C'est-à-dire?

K.T.: Il joue dans sa musique avec des leitmotive. C'est une construction de plusieurs mélodies.

Ce qui est très moderne.

K.T.: Oui, pour moi, c'est un artiste moderne.

F.T.: On dit que c'est le père du modernisme. Tous ces leitmotive ont des significations. Il crée des ressemblances entre ses mélodies. Par exemple, le thème de «Erda», la déesse de la terre, est le même que celui du «Crépuscule des Dieux», mais inversé. Le thème de «Erda» est ascendant, l'autre est descendant.

K.T.: C'est ça l'anneau; le mouvement perpétuel, la culture dans sa grandeur, puis la décadence. On essaie donc de jouer de la même manière sur les images. Ce sont les compositions entre tous les thèmes, mais aussi les décors, les personnages et les objets. Des images bleues et des parasites qui reviennent, des effets spéciaux vidéographiques qui ont chacun une signification. On a essayé de trouver un langage avec les effets.

Comment la bande (les premières parties) est-elle reçue, comment est-elle diffusée?

K.T.: On a reçu un prix à Montbéliard, pour une cassette d'extraits. Maintenant, le Ministre de la Culture Française (en France), a acheté la première partie pour une diffusion non commerciale. Je crois que la RTBF va passer la bande, parce qu'on a fait le mixage du son là-bas.

A «Lumière Bleue»?

K.T.: Oui, c'est ça. La bande a été montrée aussi aux EtatsUnis, à New York, à San Francisco, dans des festivals, des expositions, surtout des choses très culturelles; c'est bien, mais ce n'est pas encore l'idéal. Ce n'est toujours pas passé à la télévision.

Vous avez l'air de tout à coup l'aimer bien la télévision … ?

K.T.: Oui, ha .. ha ... , bien sûr, c'est une chose incroyable, la télé, on n'aime pas du tout ce qu'elle montre, mais on peut l'aimer pour elle.

Et la télévision allemande n'est pas intéressée?

F.T.: C'est-à-dire que je crois que les Allemands n'aiment pas Wagner.

Wagner est quand même quelqu'un qui fait toujours l’objet d'un culte. Des wagnériens ne vous ont pas sauté à la gorge après avoir vu la bande, s'il y en a eu pour la voir?

K.T. Oui, mais justement, il y a une wagnérienne de 70 ans qui nous a dit l'avoir adorée, elle l'a même achetée et elle nous a dit qu'après ça, elle ne pourrait plus jamais voir l'opéra en salle. Elle a même dit. .. «Ah .... tu vas faire tout l'anneau, j'espère que je vivrai encore assez longtemps pour le voir» ha … ha ... ha …

Quand pensez-vous terminer l'ensemble?

F.T.: Dans un an. En mai, la deuxième partie sera terminée, la troisième en novembre, et la dernière début 88. Le scénario est déja fini.

A quel rythme travaillez-vous?

K.T.: On tourne tous les week-ends. En un week-end, on fait cinq minutes de post-production, et en un jour, on tourne dix minutes.

F.T.: On a fait beaucoup de recherches sur le langage, comme on te l'a dit, et puis on a écrit un scénario très rigoureux. Donc le texte est là, la musique est là, et on sait très précisément quelle image mettre dessus.

Vous avez été voir les Nibelungen à Bayreuth?

K.T.: Heu ... oui, enfin non!

Vous l'avez vu où?

F.T.: Heu .. , on l'a vu plusieurs fois .. a la télévision! Ha ... ha ... ha …

K.T.: Ha ... ha ... ha ...


Marc-Alexandre Pierson – CARTES SUR CÂBLES
avr - mai - juin 1987

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